Artiste ? C’est lui qui le dit, comme on dit boucher, comptable, ou même musicien. Musicien, ça passe encore : c’est de l’art, mais on peut vérifier. Mais artiste…
Artiste quoi, d’ailleurs ?
« Plasticien », « performeur », parmi d’autres
désignations, comme un malheur n’arrive jamais seul. Il y aurait donc dans
l’homme une motion profonde, intransigeante, qui ferait que d’aucuns, parmi
tous, ne se résolvent pas à une définition circonscrite de l’existence sociale
telle que boucher, comptable ou même musicien, mais éprouvent le besoin
fondamental de laisser ouvert le champ des possibles, de commenter le
deal ? Question philosophique que celle de la liberté de l’être, une
liberté plus grande que celles du boucher et du comptable, une liberté
permanente d’interprète de libre partition, comme l’exerce François Lewyllie.
Fondamentalement, il s’agit d’une
posture, d’un positionnement stratégique entre identité personnelle et
environnement social, voué à une fonction révélatrice. C’est certes un ressort
commun de l’art qui s’applique de Mathias Grünewald à Marcel Marien. Il n’en
revêt pas moins une pertinence particulière pour souligner la singularité de la
pratique, la variété formelle et les principes de décodage mis en œuvre par
François Lewyllie.
En effet, ce positionnement unit
et élucide ses diverses réalisations, « manifestement » intuitives
autant qu’organisées, et développées en vue de leur résonance elle–même
constitutive de l’acte. Comme il le déclare, « la permanence de mes
actes règle la mise en œuvre », jouant alors sans s’en apercevoir sur
le mot final. Son œuvre, aussi irréductible que l’a permis et déterminé la
longue recherche du XX° siècle, est dès lors moins à considérer dans sa forme
que dans son impact, suivant une trame bipolaire qui confronte l’artiste, d’une
part, au monde, d’autre part.
François Lewyllie, pôle premier
Le premier pôle, c’est François Lewyllie, source obligée
de tout assise sur la manifestation indubitable de son existence. Son évidence
« cartésienne » est l’origine de tout rapport et de tout
vocabulaire : porteur presque malgré lui de son autoportrait permanent,
François Lewyllie en fait logiquement le premier matériau de sa démarche. Il se
figure, cognant à la fenêtre (appelant en somme à son attention), fait gravure
de son cul, autre fondement de sa réalité, et surtout manifeste sa
présence : le performeur s’exhibe au trombone devant un pupitre, en
compositeur devant l’orchestre qui joue sa partition, en savant qui conférence
sur les flûtes, en bassiste sculptural sur piédestal, en afficheur, en Pom-Pom
Boy guide du parcours de la fanfare, en personnage unique et multiple de
clip-video, en maître de majorettes, en porteur solitaire de slogans de
manifestations…
Il remet encore à d’autres la
mission de manifester sa réalité. Son Triple égocentrique présenté
au Havre, au postulat formel crapuleux « Je suis moi et je me pose là.
Regardez-moi, cela doit vous suffire… je suis artiste, ce que je dis est donc
important… » fit scander sa célébration à un groupe captif. A certains
égards, les collectifs qu’il convoque sont aussi des manifestations siennes
autant que la preuve de son influence sur le monde.
Vérification de son existence
faite, à la façon d’une Cindy Sherman de 0 à 3D, François Lewyllie aborde
l’autre pôle, mettant à profit les ressources d’un inépuisable matériau :
tout ce qui n’est pas lui !
Pôle second : le reste (les autres et les choses, et ce qu’il en fait !)
Le reste, François Lewyllie
l’aborde avec un même rapport d’évidence, de considération de la réalité sans
hiérarchie. Il compose avec la présence, une présence autre qui vaut à titre
égal au sien d’être attestée. Ainsi restitue-t-il La spatule qui, filmée
dans son étang, s’affaire à ses affaires de spatule ; ainsi le chat, le
chameau, le sumo, le saucisson, le tricot de mémère, le jouet de plastique et
autres merdouilles embrassent-ils sous sa dictée un statut entier de
contrepoint de la présence de l’artiste, et par leur altérité son anti-reflet.
Volontiers hasardeuse, leur
convocation est évidemment stratégique : dans leur révélation mutuelle,
l’artiste et les éléments convoqués traduisent moins leur réalité que le doute
sur eux-mêmes, parce que Lewyllie les réunit invariablement suivant des
principes faussaires. Certes, la spatule, le « bassiste », le
« manifestant » ou le « savant », les textes, le mauvais
guitariste invité à se produire, l’excellente fanfare qui suit le parcours, la
plante verte, le dessin, le clip… conservent leur intégrité d’apparence :
la posture est conforme avec la plante dans son pot, le dessin présenté et la
fanfare qui défile. Mais dans son conformisme hypocrite, François Lewyllie
impose un contre-usage de sape !
Pratiquant l’imposture au service
du dérèglement, il convoque malgré eux ses partenaires et témoins à de
nouvelles considérations. Gourmand de crédulités et de poncifs (il ne jubile
jamais tant qu’en leur faisant la peau), il orchestre sous l’œil goguenard d’un
visage impassible un rapport dérangeant au temps, à l’objet qu’il fait considérer
contre toute raison, à la forme qui n’en est pas une… et impose aux codes
l’épreuve de la gratuité, et au désir celle de la frustration. « Oui mais
non !» peut-on l’entendre dire au service spontané, permanent, incorrect
et drôle du nécessaire exercice de sa liberté d’imposture.
Le résultat est aussi désastreux
ou ravageur qu’il le souhaite : la colère du professeur de cor qui a
convié ses élèves à l’événement rare d’un concert de cor… par François
Lewyllie, la mine close de l’élégant visiteur de la fausse rétrospective qui
cherche encore où est l’art ou l’arnaque, la souffrance du lecteur pénitent du
livre Flûtes aux caractères superposés et au sens inexistant, la
constance malgré tout de la fanfare sans public qui rejoue La Compagnie Créole
face au mur dans un espace portuaire non éclairé… placent François Lewyllie
dans sa responsabilité sociale d’artiste, lui qui n’est ni comptable, ni
boucher. Et sa démonstration est éclatante quand au terme de l’acte, à
contre-code, le motif renversé reprend son sens et son chemin, non moins
lui-même mais porteur d’une nouvelle expérience de lui-même.
L’image de la vieille rostockoise
au sac Lidl qui croise François Lewyllie brandissant son slogan « Nein »
sur le parcours usuel des manifs l’illustre à l’envi : les sentiments
intimes ne sont pas révélés, mais la brutalité du code et du monde qu’il
sous-entend est rappelée, au bénéfice de tous. La juxtaposition bilingue des
discours de Winston Churchill et de la belle-mère de l’artiste dans
l’installation de commémoration sur un parking de supermarché anglais où
le pupitre central doit concéder son inanité dans l’ingratitude du code bafoué…
produit de comparables effets.
Un rapport au monde ?
Entre rire et drame, François
Lewyllie scrute ainsi la mauvaise raison et affronte l’inusable question
d’identité des gens d’art, porteurs des dernières hypothèses avant religion,
des dernières promesses après politique, et d’un labeur sans sommeil qui
cherche son illusoire résolution. Tant pis pour lui, mais nous sont par son
intercession remis une méthodologie de l’incrédulité, un hachoir à prétentions
et quelques détecteurs de conneries parmi d’autres surligneurs de vide.
Avec un vérisme brut, assumant la
gratuité du geste au point d’écarter toute « recherche d’efficacité »,
il exhibe la banalité pour son insignifiance. Là où les « réalistes »
nous avaient révélé l’universalité de l’humble, le pauvre fils du XX° siècle
n’a plus à livrer que la cendre des illusions : arriver après Filliou,
après Topor, c’est chez Lewyllie demander « Qu’en est-il
d’apprendre ? », c’est présenter dans toute sa bien maigre portée
« Le Bidule » et c’est pourtant, comme avec Filliou et Topor
reconnaître à l’absurde et à son rire le pouvoir de conjurer.
Alors quand « J’aime rendre
hommage au mérite », quand son « Authentique réévaluation »
offrent un miroir à notre misérable médiocrité, l’on se souvient que si, comme
Dieu, l’art est mort, les artistes ont encore la ressource d’en creuser
toujours plus profondément la fosse. On ne saurait les en empêcher.
William Maufroy
le 20 février 2010
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