27 janvier 2013

Nouvelles postures de l'imposture



Artiste ? C’est lui qui le dit, comme on dit boucher, comptable, ou même musicien. Musicien, ça passe encore : c’est de l’art, mais on peut vérifier. Mais artiste…

Artiste quoi, d’ailleurs ? « Plasticien », « performeur », parmi d’autres désignations, comme un malheur n’arrive jamais seul. Il y aurait donc dans l’homme une motion profonde, intransigeante, qui ferait que d’aucuns, parmi tous, ne se résolvent pas à une définition circonscrite de l’existence sociale telle que boucher, comptable ou même musicien, mais éprouvent le besoin fondamental de laisser ouvert le champ des possibles, de commenter le deal ? Question philosophique que celle de la liberté de l’être, une liberté plus grande que celles du boucher et du comptable, une liberté permanente d’interprète de libre partition, comme l’exerce François Lewyllie.

Fondamentalement, il s’agit d’une posture, d’un positionnement stratégique entre identité personnelle et environnement social, voué à une fonction révélatrice. C’est certes un ressort commun de l’art qui s’applique de Mathias Grünewald à Marcel Marien. Il n’en revêt pas moins une pertinence particulière pour souligner la singularité de la pratique, la variété formelle et les principes de décodage mis en œuvre par François Lewyllie.

En effet, ce positionnement unit et élucide ses diverses réalisations, « manifestement » intuitives autant qu’organisées, et développées en vue de leur résonance elle–même constitutive de l’acte. Comme il le déclare, « la permanence de mes actes règle la mise en œuvre », jouant alors sans s’en apercevoir sur le mot final. Son œuvre, aussi irréductible que l’a permis et déterminé la longue recherche du XX° siècle, est dès lors moins à considérer dans sa forme que dans son impact, suivant une trame bipolaire qui confronte l’artiste, d’une part, au monde, d’autre part.


François Lewyllie, pôle premier


Le premier pôle, c’est François Lewyllie, source obligée de tout assise sur la manifestation indubitable de son existence. Son évidence « cartésienne » est l’origine de tout rapport et de tout vocabulaire : porteur presque malgré lui de son autoportrait permanent, François Lewyllie en fait logiquement le premier matériau de sa démarche. Il se figure, cognant à la fenêtre (appelant en somme à son attention), fait gravure de son cul, autre fondement de sa réalité, et surtout manifeste sa présence : le performeur s’exhibe au trombone devant un pupitre, en compositeur devant l’orchestre qui joue sa partition, en savant qui conférence sur les flûtes, en bassiste sculptural sur piédestal, en afficheur, en Pom-Pom Boy guide du parcours de la fanfare, en personnage unique et multiple de clip-video, en maître de majorettes, en porteur solitaire de slogans de manifestations…

Il remet encore à d’autres la mission de manifester sa réalité. Son Triple égocentrique présenté au Havre, au postulat formel crapuleux « Je suis moi et je me pose là. Regardez-moi, cela doit vous suffire… je suis artiste, ce que je dis est donc important… » fit scander sa célébration à un groupe captif. A certains égards, les collectifs qu’il convoque sont aussi des manifestations siennes autant que la preuve de son influence sur le monde.

Vérification de son existence faite, à la façon d’une Cindy Sherman de 0 à 3D, François Lewyllie aborde l’autre pôle, mettant à profit les ressources d’un inépuisable matériau : tout ce qui n’est pas lui !


Pôle second : le reste (les autres et les choses, et ce qu’il en fait !)


Le reste, François Lewyllie l’aborde avec un même rapport d’évidence, de considération de la réalité sans hiérarchie. Il compose avec la présence, une présence autre qui vaut à titre égal au sien d’être attestée. Ainsi restitue-t-il La spatule qui, filmée dans son étang, s’affaire à ses affaires de spatule ; ainsi le chat, le chameau, le sumo, le saucisson, le tricot de mémère, le jouet de plastique et autres merdouilles embrassent-ils sous sa dictée un statut entier de contrepoint de la présence de l’artiste, et par leur altérité son anti-reflet.

Volontiers hasardeuse, leur convocation est évidemment stratégique : dans leur révélation mutuelle, l’artiste et les éléments convoqués traduisent moins leur réalité que le doute sur eux-mêmes, parce que Lewyllie les réunit invariablement suivant des principes faussaires. Certes, la spatule, le « bassiste », le « manifestant » ou le « savant », les textes, le mauvais guitariste invité à se produire, l’excellente fanfare qui suit le parcours, la plante verte, le dessin, le clip… conservent leur intégrité d’apparence : la posture est conforme avec la plante dans son pot, le dessin présenté et la fanfare qui défile. Mais dans son conformisme hypocrite, François Lewyllie impose un contre-usage de sape !

Pratiquant l’imposture au service du dérèglement, il convoque malgré eux ses partenaires et témoins à de nouvelles considérations. Gourmand de crédulités et de poncifs (il ne jubile jamais tant qu’en leur faisant la peau), il orchestre sous l’œil goguenard d’un visage impassible un rapport dérangeant au temps, à l’objet qu’il fait considérer contre toute raison, à la forme qui n’en est pas une… et impose aux codes l’épreuve de la gratuité, et au désir celle de la frustration. « Oui mais non !» peut-on l’entendre dire au service spontané, permanent, incorrect et drôle du nécessaire exercice de sa liberté d’imposture.

Le résultat est aussi désastreux ou ravageur qu’il le souhaite : la colère du professeur de cor qui a convié ses élèves à l’événement rare d’un concert de cor… par François Lewyllie, la mine close de l’élégant visiteur de la fausse rétrospective qui cherche encore où est l’art ou l’arnaque, la souffrance du lecteur pénitent du livre Flûtes aux caractères superposés et au sens inexistant, la constance malgré tout de la fanfare sans public qui rejoue La Compagnie Créole face au mur dans un espace portuaire non éclairé… placent François Lewyllie dans sa responsabilité sociale d’artiste, lui qui n’est ni comptable, ni boucher. Et sa démonstration est éclatante quand au terme de l’acte, à contre-code, le motif renversé reprend son sens et son chemin, non moins lui-même mais porteur d’une nouvelle expérience de lui-même.

L’image de la vieille rostockoise au sac Lidl qui croise François Lewyllie brandissant son slogan « Nein » sur le parcours usuel des manifs l’illustre à l’envi : les sentiments intimes ne sont pas révélés, mais la brutalité du code et du monde qu’il sous-entend est rappelée, au bénéfice de tous. La juxtaposition bilingue des discours de Winston Churchill et de la belle-mère de l’artiste dans l’installation de commémoration sur un parking de supermarché anglais où le pupitre central doit concéder son inanité dans l’ingratitude du code bafoué… produit de comparables effets.



Un rapport au monde ?


Entre rire et drame, François Lewyllie scrute ainsi la mauvaise raison et affronte l’inusable question d’identité des gens d’art, porteurs des dernières hypothèses avant religion, des dernières promesses après politique, et d’un labeur sans sommeil qui cherche son illusoire résolution. Tant pis pour lui, mais nous sont par son intercession remis une méthodologie de l’incrédulité, un hachoir à prétentions et quelques détecteurs de conneries parmi d’autres surligneurs de vide.

Avec un vérisme brut, assumant la gratuité du geste au point d’écarter toute « recherche d’efficacité », il exhibe la banalité pour son insignifiance. Là où les « réalistes » nous avaient révélé l’universalité de l’humble, le pauvre fils du XX° siècle n’a plus à livrer que la cendre des illusions : arriver après Filliou, après Topor, c’est chez Lewyllie demander « Qu’en est-il d’apprendre ? », c’est présenter dans toute sa bien maigre portée « Le Bidule » et c’est pourtant, comme avec Filliou et Topor reconnaître à l’absurde et à son rire le pouvoir de conjurer.

Alors quand « J’aime rendre hommage au mérite », quand son « Authentique réévaluation » offrent un miroir à notre misérable médiocrité, l’on se souvient que si, comme Dieu, l’art est mort, les artistes ont encore la ressource d’en creuser toujours plus profondément la fosse. On ne saurait les en empêcher.


William Maufroy
le 20 février 2010